dimanche 20 novembre 2011

Pourquoi Avraham a-t-il été choisi?

En général, on commence l’étude du ’Houmach à l’école par la Paracha de Lekh Lekha. On y apprend que Hachem s’adresse à Avraham et lui annonce qu’il aura un grand nom, qu’une grande nation naîtra de lui etc.

Aucune introduction n’est apparemment faite : Avraham n’est pas présenté et, tout à coup, on apprend qu’il a été choisi par Hachem pour sauver le monde. Qui est Avraham ? Et qu’a-t-il fait pour mériter cela ?

Avraham va devenir un grand, c’est ce que Hachem lui promet. Alors pourquoi la Torah ne daigne pas dépenser ne serait-ce qu’un verset pour présenter Avraham à ses lecteurs comme elle l’a fait pour Noa’h par exemple ?
En effet, Noa’h est présenté comme « un homme juste et intègre dans sa génération » (Genèse 6:9) : « …נֹחַ אִישׁ צַדִּיק תָּמִים הָיָה, בְּדֹרֹתָיו » ; On comprend donc pourquoi il a été choisi par Hachem. Mais la Thora ne décrit pas, à première vue, Avraham comme quelqu’un de particulier. Pourquoi Avraham a-t-il donc été choisi ?

En réalité, ceci n’est pas complètement vrai : on parle déjà de Avraham dans les six derniers versets de la Paracha de Noa’h. Alors pourquoi est-ce qu’on ne connaît pas cette introduction? Pourquoi n’est-elle pas enseignée à l’école, aux enfants ?

Eh bien, probablement, parce qu’elle est ennuyeuse. Qu’y apprend-t-on d’intéressant ? Le contenu de ces versets a l’air presque trivial ! On y parle de Téra’h qui eut trois fils dont Avraham, que ses fils se marièrent et s’en allèrent s’installer à ’Haran où Téra’h termina sa vie. On y parle de personnes qu’on ne reverra quasiment plus ensuite dans les textes – Haran, Milka, Yiska etc.

Et lorsque l’on connaît Avraham au travers des textes, on sait qu’il est le personnage central du Sefer Berechit. Alors pourquoi avoir choisi ces six versets ? Si on vous avait demandé de présenter Avraham en six versets, auriez-vous choisi ceux que la Torah a choisis ? Bien sûr que non. Vous auriez sûrement parlé de l’histoire des idoles, de celle de la fournaise d’Our-Kasdim etc. – Bref, tout ce que vous avez appris à l’école élémentaire. Mais de tout ceci, la Torah ne dit mot – ces histoires se trouvent uniquement dans le Midrash

Pour résumer, nous avons ici deux questions :
1)      Pourquoi Avraham a-t-il l’air d’apparaitre sur scène sans être introduit ?
2)      Pourquoi la Torah a-t-elle choisi cette introduction a priori banale, qui n’a pas l’air de  révéler le caractère exceptionnel du personnage ?

1. Présentation banale…


Prenons ces six versets (Genèse 11:27-32) et lisons les une première fois, et essayons de relever ce qu’ils ont d’étonnant.

כז וְאֵלֶּה, תּוֹלְדֹת תֶּרַח--תֶּרַח הוֹלִיד אֶת-אַבְרָם, אֶת-נָחוֹר וְאֶת-הָרָן; וְהָרָן, הוֹלִיד אֶת-לוֹט.
27 Voici les générations de Téra’h: Téra’h engendra Avram, Na’hor et Haran; et Haran engendra Loth.


Téra’h, donc, a trois fils qui sont : Avram, Na’hor et Haran. Pourquoi parler de Loth – fils de Haran – dans cette histoire ? Le verset citait la descendance directe de Téra’h, pourquoi descendre d’un cran supplémentaire, et pour Haran uniquement?

כח וַיָּמָת הָרָן, עַל-פְּנֵי תֶּרַח אָבִיו, בְּאֶרֶץ מוֹלַדְתּוֹ, בְּאוּר כַּשְׂדִּים.
28 Haran mourut du vivant de Téra’h son père, dans son pays natal, à Our-Kasdim.

Haran, l’un des trois fils de Téra’h, meurt. Il meurt du vivant de son père, donc on peut en déduire qu’il il meurt jeune.
Au passage, Rachi ramène sur ce verset un midrash que l’on connait tous. Ce midrash, se basant sur l’expression « עַל-פְּנֵי תֶּרַח אָבִיו » - qui pourrait signifier « à cause de Téra’h son père », raconte ceci : Il était une fois Avram qui gardait le magasin d’idoles de son père Téra’h. Avram détruisit toutes les idoles et Téra’h le livra aux autorités qui, pour le punir, le jetèrent dans une fournaise en feu. Haran, voyant qu’Avram en était sorti indemne, accepta d’y entrer et mourut sur le champ.

Le verset suivant est probablement le verset qui fait que les éducateurs, en général, évitent ce passage de la Paracha de Noa’h et passent directement à la Paracha de Lekh Lekha. Ce verset a l’air compliqué, obscur, et surtout, on ne comprend pas bien ce qu’il nous apprend.
כט וַיִּקַּח אַבְרָם וְנָחוֹר לָהֶם, נָשִׁים: שֵׁם אֵשֶׁת-אַבְרָם, שָׂרָי, וְשֵׁם אֵשֶׁת-נָחוֹר מִלְכָּה, בַּת-הָרָן אֲבִי-מִלְכָּה וַאֲבִי יִסְכָּה.
29 Avram et Na’hor se marièrent. La femme d'Avram avait pour nom : Saraï, et celle de Na’hor, Milka, fille de Haran, le père de Milka et de Yiska.

Avram et Na’hor se marient : Avram avec Saraï ; Na’hor avec Milka. Milka étant la fille de Haran, cela signifie que Na’hor s’est marié avec sa nièce.
Qui est Yiska ? Pourquoi parler d’elle maintenant ? Ce verset est complexe. Nous y reviendrons.

ל וַתְּהִי שָׂרַי, עֲקָרָה: אֵין לָהּ, וָלָד.
30 Saraï était stérile, elle n'avait point d'enfant.

Tout d’abord, ce verset est répétitif. Pourquoi doubler cette description de Saraï ?
Et puis, quelle présentation étrange de Saraï ! C’est la première fois qu’on parle d’elle et voilà ce que l’on en dit de prime abord : elle est stérile. Est-ce l’endroit idéal pour parler de la stérilité de Saraï ? Lorsque l’on connait un petit peu la Torah, on sait que cela aurait été plus pertinent d’en parler à d’autres occasions.

לא וַיִּקַּח תֶּרַח אֶת-אַבְרָם בְּנוֹ, וְאֶת-לוֹט בֶּן-הָרָן בֶּן-בְּנוֹ, וְאֵת שָׂרַי כַּלָּתוֹ, אֵשֶׁת אַבְרָם בְּנוֹ; וַיֵּצְאוּ אִתָּם מֵאוּר כַּשְׂדִּים, לָלֶכֶת אַרְצָה כְּנַעַן, וַיָּבֹאוּ עַד-חָרָן, וַיֵּשְׁבוּ שָׁם.
31 Téra’h emmena Avram son fils, Loth fils de Haran son petit-fils, et Saraï sa belle-fille, épouse d'Avram son fils; ils sortirent ensemble d'Our-Kasdim pour se rendre au pays de Canaan, allèrent jusqu'à ’Haran et s'y installèrent.

Ce verset paraît d’une grande banalité. On nous raconte qu’une famille voyage et s’installe dans un endroit.

לב וַיִּהְיוּ יְמֵי-תֶרַח, חָמֵשׁ שָׁנִים וּמָאתַיִם שָׁנָה; וַיָּמָת תֶּרַח, בְּחָרָן. {פ}
32 Les jours de Téra’h avaient été de deux cent cinq ans lorsqu’il mourut à ’Haran.

Fin de l’introduction que l’on fait d’Avraham.  Qu’a-t-on appris de transcendant sur Avraham ? Est-on prêts à lire Lekh Lekha et comprendre pourquoi c’est à lui que Hachem s’adresse ?

2. A la découverte d’Avraham


Nous allons maintenant tenter de démontrer que cette présentation que la Torah fait d’Avraham est la présentation idéale, que tout ce qui a été dit est parfaitement à sa place.
En fait, nous allons jouer au jeu de « la bille et les gobelets » : nous allons tout faire pour bien suivre le gobelet sous lequel est cachée la bille afin de la retrouver à la fin.

     Un mariage dans la famille


Relisons les six versets d’introduction à Avraham et voyons ce qu’ils cachent.
Téra’h a trois fils : Avram, Na’hor et Haran. Haran meurt jeune, comme nous l’avions fait remarquer. Immédiatement après, Avram et Na’hor se marient. Avram se marie avec Saraï. Na’hor, quant à lui, se marie avec Milka, sa nièce, la fille de son frère qui vient de mourir.

A quelle loi du Sefer Devarim cela fait-il penser ?
Vous allez tous répondre : au Yiboum, et vous avez raison.  Certes, ici, ce n’est pas un Yiboum classique encadré par la Torah où seulement le frère du défunt prend pour épouse la femme du défunt s’ils n’ont pas eu d’enfant. Néanmoins, notre histoire se déroule avant Matane Torah où, dit le Rambane, les lois de Yiboum étaient plus larges, comme cela a été le cas avec Yéhouda et Tamar. A l’époque le Yiboum se faisait, lorsqu’un homme mourait avant son temps, par un homme de la famille du défunt avec une femme de la famille du défunt.

Connaissez-vous le sens du Yiboum ?
La Torah nous en donne explicitement l’objectif (Deutéronome 25:6-7) : Il s’agit de perpétuer le nom du défunt  - «  לְהָקִים לְאָחִיו שֵׁם בְּיִשְׂרָאֵל » ou encore « וְלֹא-יִמָּחֶה שְׁמוֹ, מִיִּשְׂרָאֵל ».

Revenons à notre histoire. On nous dit que Yiska est la fille de Haran. Qui est Yiska ? Savez-vous qu’elle n’apparait plus jamais dans le ’Houmach ? ’Hazal nous disent qu’en fait Yiska n’est autre que Saraï. D’où le savent-ils ? Et puis, pourquoi ce « nom de code » pour désigner Saraï ?

En tout cas, cela signifierait qu’Avram se serait aussi marié avec sa nièce puisque Saraï serait Yiska qui est l’autre fille de Haran. Par conséquent, Avram aussi aurait fait une sorte de Yiboum en même temps que son frère Na’hor.

     Qui est l’instigateur ?


Relisons de nouveau le verset en question. Il commence par «וַיִּקַּח אַבְרָם וְנָחוֹר לָהֶם נָשִׁים » qui signifie que Avram et Na’hor prirent pour eux des épouses. Regardez-bien le premier mot. Qu’y a-t-il d’étrange ?
Eh bien, le verbe est au singulier : « וַיִּקַּח» alors qu’ils sont deux à faire l’action, le verbe aurait dû être conjugué au pluriel – « וַיִּקְחוּ ». Qu’est-ce que cela signifie ?
Afin de comprendre le sens caché par cette « faute » de grammaire, recherchons si la Torah a déjà fait cette même « erreur » à un autre endroit.

Notre recherche nous amène au verset suivant, qui se trouve dans la même Paracha (Genèse 9 :23), où l’on retrouve exactement la même formulation  – « וַיִּקַּח » au lieu de « וַיִּקְחוּ » :
כג וַיִּקַּח שֵׁם וָיֶפֶת אֶת-הַשִּׂמְלָה (…)
23 Chem et Yefeth prirent la couverture (…)
Rachi s’en étonne d’ailleurs. Voici ce qu’il dit :

Chem et Yefeth prirent (littéralement : « et prit Chem et Yefeth ») Il n’est pas écrit « prirent », mais « prit ». Cela pour apprendre que Chem a accompli la mitsva avec plus d’empressement que Yefeth.

Par conséquent, lorsque le verbe est au singulier alors que plusieurs personnes font l’action, cela signifie d’une part qu’ils font la même action et, d’autre part, que le véritable instigateur de cette action est la première personne citée. Les personnes citées ensuite ne font que suivre la première.

Qu’est-ce-que cela signifie dans le cas d’Avram et Na’hor ?
Si Na’hor s’est marié avec une nièce en faisant la même action et en suivant Avram, cela signifie que non seulement Avram aussi s’est marié avec une nièce mais que c’est bien lui qui a été le moteur dans cette histoire de Yiboum ; Na’hor n’a fait que suivre l’exemple de son frère.

Donc si Avram s’est marié avec sa nièce, cela signifie que Saraï est sa nièce et donc que Saraï pourrait être Yiska. Il est par ailleurs intéressant de noter que Yiska et Saraï ont la même signification : « princesse » (des termes hébraïques « נְסִיכוּת »  et « שְׂרָרָה » comme le fait remarquer Rachi).
Au passage, on comprend maintenant pourquoi on nous précise tout de suite que Saraï était stérile. En effet, dans le cadre d'un Yiboum – qui a pour but de perpétuer le nom du défunt à travers l’enfant qui va  naître – savoir que Saraï n’est pas capable d’avoir des enfants a toute son importance!
D’ailleurs, Saraï portait cette incapacité à procréer dans son nom. Regardez bien la différence que la Torah fait entre le nom des deux sœurs. Elle s’appelait Yiska qui signifie « princesse ». Sa sœur s’appelait Milka qui signifie « reine ». Quelle différence ? Eh bien, la princesse est encore trop jeune pour avoir des enfants, c’est encore une petite fille ; alors que la reine est une femme en âge de procréer.

Bref, Avram se marie avec Saraï dans un but bien précis, celui de perpétuer le nom de son frère. Mais Saraï est stérile. Que va-t-il se passer alors pour Saraï ? Quelle réaction Avram va-t-il avoir ?

La Torah nous raconte ensuite que Téra’h et toute sa famille vont à ’Haran et s’y installent. Nous avions remarqué que cette phrase avait l’air sans intérêt.

Mais arrêtons-nous quelques instants sur le terme utilisé par le verset pour parler de l’installation de la famille : « וַיֵּשְׁבוּ שָׁם ». Cette expression n’a pas l’air extraordinaire et on pourrait imaginer qu’elle apparait souvent dans la Torah.
Eh bien figurez-vous que c’est loin d’être le cas. Cette expression n’existe que deux fois dans toute la Torah. Alors : quelle est la seconde occurrence de « וַיֵּשְׁבוּ שָׁם » et que nous apprend-elle ?

     Un petit tour par Babel


Cette expression apparait dans la même Paracha que notre histoire, à peine quelques versets plus tôt, et plus précisément dans l’épisode de la Tour de Babel (Genèse 11:2).
ב וַיְהִי, בְּנָסְעָם מִקֶּדֶם; וַיִּמְצְאוּ בִקְעָה בְּאֶרֶץ שִׁנְעָר, וַיֵּשְׁבוּ שָׁם.
2 Or, en émigrant de l'Orient, les hommes avaient trouvé une vallée dans le pays de Chin’ar, et ils s'y installèrent.

Pourquoi Hachem s’est-il mis en colère ? Que n’a-t-il pas aimé dans l’attitude des constructeurs de la Tour de Babel ? Quel était l’objectif des constructeurs de la Tour de Babel ?

Eux-mêmes nous donnent la réponse dans le verset (Genèse 11:4) : Ils veulent se faire un nom.
ד וַיֹּאמְרוּ הָבָה נִבְנֶה-לָּנוּ עִיר, וּמִגְדָּל וְרֹאשׁוֹ בַשָּׁמַיִם, וְנַעֲשֶׂה-לָּנוּ, שֵׁם
4 Ils dirent: "Allons, bâtissons-nous une ville, et une tour dont le sommet atteigne le ciel; et faisons-nous un nom…."

Et Hachem n’aime pas cette obsession narcissique chez les hommes qui ont voulu se faire un nom. Alors il disperse l’humanité qui n’aura plus une langue unique.

Ce faisant, Hachem doit changer les règles du jeu de Son monde.
Avant l’histoire de la Tour de Babel, il n’y avait qu’une seule nation, qu’une seule langue. Maintenant que Hachem a dispersé les hommes, il y a plusieurs nations, plusieurs langues.

Si vous êtes D.ieu, un problème se pose à vous: Comment allez-vous faire dorénavant pour dialoguer avec l’humanité ? Vous ne pouvez plus parler à tout le monde, car il n’y plus tout le monde mais une somme d’individualités. Il vous faudrait donc trouver un homme, une famille – un nouveau point de départ en quelques sortes – à qui vous parlerez et qui transmettra votre parole au reste des hommes.

Sachant ce qui vient de se passer – et c’est d’ailleurs ce qui a causé votre problème –, quel serait votre critère de choix pour trouver votre nouvel interlocuteur? Eh bien, vous vous assureriez que cette personne ne se mettra jamais en tête de construire une nouvelle Tour de Babel.

Cela étant dit, trouveriez-vous qu’Avram fasse l’affaire ?

     Le test


Revenons quelques instants sur la notion de Yiboum.
Si l’on y réfléchit, le Yiboum est le plus grand ’Hessed qui soit. En effet, Le Yiboum signifie donner ce qu’il y a de plus précieux – son propre enfant, son propre héritage spirituel – à un personne qui n’est plus là et qui ne pourra jamais rendre la pareille.

Avram, donc, fait un acte de ’Hessed incroyable, il est l’instigateur, il souhaite donner une progéniture à son frère défunt. Il découvre alors que Saraï ne pourra pas remplir cette mission avec lui : elle est stérile. Quel est sa réaction ?
On aurait pu imaginer qu’après quelques années, il se dise : « J'ai essayé de perpétuer le nom de mon frère mais je n'ai pas réussi. Peut-être pourrais-je penser à moi un petit peu et me construire ma filiation ? ».

Mais Avram est loin de penser ainsi. Il reste avec Saraï coûte que coûte et démontre ainsi que son nom à lui n’a pas tellement d’importance. C’est cela « וַיֵּשְׁבוּ שָׁם » : Avram vient de démontrer, qu’en restant avec Saraï malgré son infertilité, il ne sera jamais un nouveau constructeur de Tour.

Alors Hachem le choisi : « Avram, tu as démontré que tu savais t’effacer, que tu ne donnais pas d’importance à ton nom, alors ‘Lekh Lekha’, on va continuer ensemble, je ferai de toi une grande nation, " וַאֲגַדְּלָה שְׁמֶךָ ", et je grandirai ton nom justement parce que tu n’as jamais souhaité t’en faire un… »[1].

Tout le texte de Lekh Lekha prend alors tout son sens. Et nous venons, en passant, de faire connaissance avec la toute première grande expérience de ’Hessed de Avraham…

-----

Ce qui est fascinant, c’est que cette histoire n’a pas l’air d’être une histoire unique en son genre. On a au contraire l’impression que des histoires semblables ont déjà eu lieu et auront lieu dans le Tanakh.

Quelles sont ces histoires ? Quand et avec qui ont-elles eu lieu ? Et quelle est la spécificité d’Avraham ?

3. Histoires similaires…


Avram et Na’hor semblent suivre les traces de deux autres frères. Ces deux autres frères ont eu, dix générations plus tôt, une histoire similaire sur bien des points. Il s’agit de l’histoire dont nous avons d’ailleurs pris le terme de « וַיִּקַּח », avec Noa’h et ses enfants à la sortie de la Téva. (Genèse 9:18-29 – le texte complet se trouve en Annexe) 

     Dix générations avant Avraham


Ces deux histoires sont très proches – à la fois parce qu’il y arrive et par les termes utilisés par la Torah. Le nombre de similitudes est frappant[2] :

Avram et Na’hor
Chem et Yefeth
L’histoire commence par une liste des fils de Téra’h
L’histoire commence par une liste des fils de Noa’h
Un père a 3 enfants : Avram, Na’hor et Haran
Un père a 3 enfants : Chem, ’Ham et Yefeth
En même temps qu’on parle de Haran, on présente son fils Loth
En même temps qu’on parle de ’Ham, on présente son fils Cana’an
Haran meurt « עַל-פְּנֵי » à la « face » de son père
’Ham est maudit pour avoir vu « face à face » la nudité de son père
C’est le père – Téra’h – qui est responsable de la tragédie (cf. Rachi : Téra’h a livré Haran à Nimrod)
C’est le père – Noa’h – qui est responsable de la tragédie (c’est Noa’h qui a bu, et qui maudit)
Les deux autres frères tentent de réparer le dommage causé par la mort de leur frère
Les deux autres frères tentent de réparer le dommage causé par la faute de leur frère
Le même verbe au singulier « וַיִּקַּח » est utilisé pour décrire l’action conjointe des deux frères
Le même verbe au singulier « וַיִּקַּח » est utilisé pour décrire l’action conjointe des deux frères
La famille se dirige vers Cana’an
Le petit-fils Cana’an est maudit pour toujours
L’histoire se termine par la fin des jours de Téra’h
L’histoire se termine par la fin des jours de Noa’h


Mais y-a-t-il une différence entre ces deux histoires qui se ressemblent tellement?

Si l’on trouve une différence, elle a forcément une importance particulière. Car elle concentrera le contraste entre deux passages quasi identiques.

Il y a effectivement une différence entre les deux histoires. Une différence basique entre ce qu’ont fait Avram et Na’hor et ce qu’ont fait Chem et Yefeth. Certes, les deux couples de frères ont agi pour endiguer l’ampleur de la tragédie familiale. Mais ils l’ont fait avec des résultats différents.

Chem et Yefeth ont tout fait pour sauvegarder la dignité de leur père. Mais ils ont été impuissants pour aider, pour sauver l’héritage de ’Ham ou le sort de leur neveu Cana’an qui a été maudit par Noa’h. Avram et Na’hor, quant à eux, ont cherché et réussi à aider l'héritage en danger de Haran ainsi que le neveu orphelin. Ils sont intervenus là où leur frère mort ne le pouvait plus.

En d’autres termes, Avram et Na’hor ont réussi leur opération de Yiboum en maintenant un nom  - « שֵׁם » et un héritage pour leur frère, tandis que Chem et Yefeth ont restauré le nom de leur père mais n’ont rien pu faire face à la destruction à tout jamais du nom de leur frère.

Cette différence se retrouve de manière assez flagrante dans les mots employés par la Torah :

Avram et Na’hor
Chem et Yefeth
Avram et Na’hor réussissent à reconstruire le שֵׁם de leur frère défunt. Au fur et à mesure, les lettres formant le mot שֵׁם se rapprochent.
Chem et Yefeth ne peuvent rien contre la destruction du שֵׁם de leur frère qui devient irréversible. Au fur et à mesure, les lettres formant le mot שֵׁם se séparent.


Soulevons encore un lien entre ces deux histoires. Avec Chem et Yefeth, on retrouve un « וַיִּקַּח » et un « וַיָּשִׂימוּ ». Dix générations plus tard, on retrouve bien un « וַיִּקַּח » mais il n’y a apparemment plus de « וַיָּשִׂימוּ ».
En vérité, il y a un « וַיָּשִׂימוּ » caché dans le verset d’Avram et Na’hor. Le voyez-vous ? Faites abstraction des voyelles et essayez de retrouver le « וַיָּשִׂימוּ » caché…
Regardez : « נָשִׁים », si on remplace le שׁ par un שׂ, on obtient « נָשִׂים » qui signifie « Mettons ! ». Et si l’on continue un petit peu la phrase, cela donne : « נָשִׂים שֵׁם » - « Mettons un nom ! ». Comme si Avram disait : « Allons, mettons un nom à notre frère et évitons de tomber dans l’ « erreur » de nos aïeux d’il y a dix générations.. ».
En conclusion, nous venons de voir qu’en élargissant le contexte de l’histoire d’Avram et Na’hor nous avons découvert l’existence d’une histoire similaire qui s’était passée dix générations plus tôt, avec les enfants de Noa’h.

Essayons d’aller plus loin et posons-nous la question suivante : « Et si nous remontions encore de dix générations avant Noa’h, retrouverions-nous encore une autre histoire semblable ? »

     Générations par dix


Dix générations avant Noa’h, il y a Adam Harichone. Y-a-t-il eu à son époque une histoire qui vous rappelle l’histoire Avram et Na’hor ?
C’est l’histoire de Caïn et Hevel – qui sont exactement dix générations avant Chem et Yefeth. Que leur arrive-t-il ?

Caïn tue Hevel pour une raison que nous n’allons pas évoquer maintenant[3]. Il y a un שֵׁם à reconstruire – celui de Hevel. Normalement, c’est au frère du défunt qu’incombe ce devoir : Caïn aurait dû s’atteler à cette tâche. Mais que dit-il ? « הֲשֹׁמֵר אָחִי אָנֹכִי » - « Suis-je le gardien de mon frère ? » Mauvaise réponse !... Caïn refuse d’aider son frère défunt Hevel. Mais quelqu’un d’autre va lui venir en aide.  Qui aide à reconstruire le nom de Hevel?
C’est Adam, son père, en personne. Adam va avoir un autre enfant qu’il nommera Sheth parce que Hachem lui a donné un enfant en remplacement de Hevel ! [4] « כִּי שָׁת-לִי אֱלֹקִים, זֶרַע אַחֵר--תַּחַת הֶבֶל ».
Avram n’est donc pas le premier à avoir cette attitude de reconstruction d’un nom mais son acte de ’Hessed est bien différent des deux autres apparus dix et vingt générations avant lui. En effet, dans les histoires de Noa’h et d’Adam, les Yiboum ne se font pas de frère pour frère, mais de père pour fils (Adam sauvant le nom de son fils Hevel) ou de fils pour père (Chem actant pour sauver le nom de son père Noa’h). C’est bien la première fois, avec Avram, que le Yiboum se fait de manière horizontale pour un frère et c’est là qu’Avram est choisi[5].

On a donc vu que, toutes les dix générations, une histoire de Yiboum – reconstruction d’un nom – se produisait. La question logique qui se pose dès lors est : « Que se passe-t-il dix générations après Avram ? ».
Comptons les générations après Avraham : Its’hak > Ya’akov > Yehouda > Perets > ’Hetsron > Ram > ’Aminadav > Na’hshon > Salma >  Et le dixième est…

> Bo’az…                 

Bienvenue dans la Meguilat Routh !

Recherchez et vous verrez que toutes les 3 histoires que nous avons vues jusqu’à présent se retrouvent dans le livre de Routh…  Vous retrouverez les termes « וַיִּקַּח », « וַיֵּשְׁבוּ שָׁם », les mêmes lieux géographiques, des noms détruits mais aussi le Yiboum réussi de Bo’az. Toute l’histoire de Meguilat Routh est une histoire de noms : ceux qui se préoccupent du leur l’ont perdu à jamais (par exemple Ploni Almoni qui a cherché à tout prix à se faire un nom - son nom a été retenu par le Talmud pour citer une personne dont on ne connait pas le nom un peu comme « untel » en Français).

4. Conclusion


L’acte de Yiboum, comme nous l’avons déjà fait remarquer plus haut est l’acte de ’Hessed par excellence. Car il consiste à effacer son propre nom, à donner ce qu’on a de plus précieux (son propre enfant), à la personne à la fois la plus proche de soi (son frère) et la plus vulnérable qui soit (il est défunt) et qui ne pourra jamais être reconnaissant : on ne le fait forcément de manière désintéressée.

Hachem a choisi Avraham pour cet acte exceptionnel et ceci doit être une leçon pour nous, ses descendants, qui avons aussi été choisis à travers lui.

Nous nous devons d’être ce genre de personne capable de s’effacer, de laisser la place à Hachem.
A chaque fois que nous dirons : « les gens de mon quartier m’intéressent, mais les autres ne me préoccupent pas » ; « les Juifs m’intéressent, mais les Goyim ne me préoccupent pas » ; « les gens de ma famille m’intéressent, mais les autres ne me préoccupent pas » - Eh bien, cela signifie que nous aurons failli à la mission que nous avons depuis qu’Avraham a été choisi.

Car, paradoxalement, nous avons été choisis justement parce que nous avions la conscience que « nous ne sommes pas le centre du monde » ! Notre rôle est de nous occuper du monde, de restaurer le nom de Hachem dans le monde.

C’est cela l’héritage d’Avraham  Avinou et de la Méguilat Routh dans un contexte plus large…

Annexe – Histoire de Noa’h et Canaan (Genèse 9:18-29)


יח וַיִּהְיוּ בְנֵי-נֹחַ, הַיֹּצְאִים מִן-הַתֵּבָה--שֵׁם, וְחָם וָיָפֶת; וְחָם, הוּא אֲבִי כְנָעַן.
18 Les fils de Noé qui sortirent de l'arche furent Sem, Cham et Japhet; Cham était le père de Canaan.
יט שְׁלֹשָׁה אֵלֶּה, בְּנֵי-נֹחַ; וּמֵאֵלֶּה, נָפְצָה כָל-הָאָרֶץ.
19 Ce sont là les trois fils de Noé par lesquels toute la terre fut peuplée.
כ וַיָּחֶל נֹחַ, אִישׁ הָאֲדָמָה; וַיִּטַּע, כָּרֶם.
20 Noé, d'abord cultivateur planta une vigne.
כא וַיֵּשְׁתְּ מִן-הַיַּיִן, וַיִּשְׁכָּר; וַיִּתְגַּל, בְּתוֹךְ אָהֳלֹה.
21 Il but de son vin et s'enivra, et il se mit à nu au milieu de sa tente.
כב וַיַּרְא, חָם אֲבִי כְנַעַן, אֵת, עֶרְוַת אָבִיו; וַיַּגֵּד לִשְׁנֵי-אֶחָיו, בַּחוּץ.
22 Cham, père de Canaan, vit la nudité de son père, et alla dehors l'annoncer à ses deux frères.
כג וַיִּקַּח שֵׁם וָיֶפֶת אֶת-הַשִּׂמְלָה, וַיָּשִׂימוּ עַל-שְׁכֶם שְׁנֵיהֶם, וַיֵּלְכוּ אֲחֹרַנִּית, וַיְכַסּוּ אֵת עֶרְוַת אֲבִיהֶם; וּפְנֵיהֶם, אֲחֹרַנִּית, וְעֶרְוַת אֲבִיהֶם, לֹא רָאוּ.
23 Sem et Japhet prirent la couverture, la déployèrent sur leurs épaules, et, marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père, mais ne la virent point, leur visage étant retourné.
כד וַיִּיקֶץ נֹחַ, מִיֵּינוֹ; וַיֵּדַע, אֵת אֲשֶׁר-עָשָׂה לוֹ בְּנוֹ הַקָּטָן.
24 Noé, réveillé de son ivresse, connut ce que lui avait fait son plus jeune fils,
כה וַיֹּאמֶר, אָרוּר כְּנָעַן: עֶבֶד עֲבָדִים, יִהְיֶה לְאֶחָיו.
25 et il dit : "Maudit soit Canaan! Qu'il soit l'esclave des esclaves de ses frères!"
כו וַיֹּאמֶר, בָּרוּךְ ה אֱלֹקֵי שֵׁם; וִיהִי כְנַעַן, עֶבֶד לָמוֹ.
26 Il ajouta: "Soit béni l'Éternel, divinité de Sem et que Canaan soit leur esclave,
כז יַפְתְּ אֱלֹקִים לְיֶפֶת, וְיִשְׁכֹּן בְּאָהֳלֵי-שֵׁם; וִיהִי כְנַעַן, עֶבֶד לָמוֹ.
27 que Dieu agrandisse Japhet! Qu'il réside dans les tentes de Sem et que Canaan soit leur esclave!
כח וַיְחִי-נֹחַ, אַחַר הַמַּבּוּל, שְׁלֹשׁ מֵאוֹת שָׁנָה, וַחֲמִשִּׁים שָׁנָה.
28 Noé vécut, après le Déluge, trois cent cinquante ans.
כט וַיִּהְיוּ, כָּל-יְמֵי-נֹחַ, תְּשַׁע מֵאוֹת שָׁנָה, וַחֲמִשִּׁים שָׁנָה; וַיָּמֹת. {פ}
29 Toute la vie de Noé avait été de neuf cent cinquante ans lorsqu'il mourut.

[1] Il est d’ailleurs frappant de voir le nombre de fois qu’Avraham cite le nom de Hachem : « וַיִּקְרָא בְּשֵׁם ה' ». Hachem ne s’est pas « trompé » en le choisissant.
[2] Les deux histoires sont écrites en א״ת ב״ש. Le verset central est, dans les deux histoires, celui commençant par « וַיִּקַּח ». Ceci ouvre la porte à d’autres liens pour ceux qui souhaitent approfondir ces textes.
[3] Voir Adam et Eve, Caïn et Abel de Rav David Fohrman
[4] NdT. Il est intéressent de remarquer que le verset suivant parle de Enosh (fils de Shet) à l’époque duquel on a commencé à « לִקְרֹא בְּשֵׁם ה' » - « invoquer le nom de Hachem » !
[5] Le Rav Fohrman ne développe pas plus ce point. Mais nous pourrions expliquer qu’un Yiboum horizontal est d’une force beaucoup plus grande qu’un Yiboum verticale car, finalement, dans une relation verticale, on fait partie de la filiation qu’on reconstruit (si j’aide mon fils, j’acte aussi pour ma filiation ; si j’aide mon père, idem)





Traduit librement par Naty à partir d’une conférence donnée par Rav Fohrman en Avril 2010. Le titre original est : « Themes in Megillat Rut ».

PS. Pour ceux qui parlent anglais, le cours audio original se trouve ici:
http://www.yutorah.com/lectures/lecture.cfm/744612/Rabbi_David_Fohrman/Themes_In_Megillat_Rut_

3 commentaires:

  1. Exceptionnel ! J'attends les prochains avec impatience!
    Une petite question : Ytsh'ak serait-il donc le fils de Haran ?

    RépondreSupprimer
  2. Il me semble que lors de la mitsva yboum il faille appeller l'enfant par le prénom du défunt mais c vrai qu'ici puisqu'il y a eu changement de nom c'est un autre projet qui demarre ..
    Le cours est vraiment intéressant et donne un autre regard plus profond sur la compréhension de la torah avec une retranscription dans un style agréable vraiment hazak et que ce blog prenne de l'ampleur vu la qualité investie pour amener un dévoilement du Émet et de réussir à comprendre ce QuHashem attend de nous ! Shalom A

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. [message envoyé le 3 mai 2012 18:23]

      Shalom,
      Lors du Yiboum, il est écrit "léhakim léa'hiv chem béisraël", ce qui signifie, littéralement: "afin de perpétuer le nom de son frère". Mais il s'agit d'une des fois où le verset ne doit pas être compris dans son sens "pchat". On parle d'héritage et non de nom dans ce verset.
      Je t'invite à aller voir Yévamot 24a ainsi que Ch"A Even Ha'ezer 166, 65.
      Et puis, de toutes les façons, on ne tient pas compte des mitsvots vraiment telles qu'elles sont faites avant Matane Torah...
      A bientôt,
      Naty

      Supprimer